FRAGMENT I.–PROLOGUE.
Dans nos vastes cit?s, par le sort partag?s,
Sous deux injustes lois les hommes sont rang?s:
Les uns, princes et grands, d’une avide opulence
?talent sans pudeur la barbare insolence;
Les autres, sans pudeur, vils clients de ces grands,
Vont ramper sous les murs qui cachent leurs tyrans.
Admirer ces palais aux colonnes hautaines
Dont eux-m?mes ont pay? les splendeurs inhumaines,
Qu’eux-m?mes ont arrach?s aux entrailles des monts,
Et tout tremp?s encor des sueurs de leurs fronts.
Moi, je me plus toujours, client de la nature,
A voir son opulence et bienfaisante et pure,
Cherchant loin de nos murs les temples, les palais
O? la Divinit? me r?v?le ses traits,
Ces monts, vainqueurs sacr?s des fureurs du tonnerre,
Ces ch?nes, ces sapins, premiers-n?s de la terre.
Les pleurs des malheureux n’ont point teint ces lambris.
D’un feu religieux le saint po?te ?pris
Cherche leur pur ?ther et plane sur leur cime.
Mer bruyante, la voix du po?te sublime
Lutte contre les vents; et tes flots agit?s Sont moins forts, moins puissants que ses vers indompt?s.
A l’aspect du volcan, aux astres ?lanc?e,
Luit, vole avec l’Etna, la bouillante pens?e.
Heureux qui sait aimer ce trouble auguste et grand!
Seul, il r?ve en silence ? la voix du torrent
Qui le long des rochers se pr?cipite et tonne;
Son esprit en torrent et s’?lance et bouillonne.
L?, je vais dans mon sein m?ditant ? loisir
Des chants ? faire entendre aux si?cles ? venir;
L?, dans la nuit des coeurs qu’osa sonder Hom?re,
Cet aveugle divin et me guide et m’?claire.
Souvent mon vol, arm? des ailes de Buffon,
Franchit avec Lucr?ce, au flambeau de Newton,
La ceinture d’azur sur le globe ?tendue.
Je vois l’?tre et la vie et leur source inconnue,
Dans les fleuves d’?ther tous les mondes roulants.
Je poursuis la com?te aux crins ?tincelants,
Les astres et leurs poids, leurs formes, leurs distances;
Je voyage avec eux dans leurs cercles immenses.
Comme eux, astre, soudain je m’entoure de feux;
Dans l’?ternel concert je me place avec eux:
En moi leurs doubles lois agissent et respirent:
Je sens tendre vers eux mon globe qu’ils attirent;
Sur moi qui les attire ils p?sent ? leur tour.
Les ?l?ments divers, leur haine, leur amour,
Les causes, l’infini s’ouvre ? mon oeil avide.
Bient?t redescendu sur notre fange humide,
J’y rapporte des vers de nature enflamm?s,
Aux purs rayons des dieux dans ma course allum?s.
?coutez donc ces chants d’Herm?s d?positaires,
O? l’homme antique, errant dans ses routes premi?res,
Fait revivre ? vos yeux l’empreinte de ses pas.
Mais dans peu, m’?lan?ant aux armes, aux combats,
Je dirai l’Am?rique ? l’Europe montr?e;
J’irai dans cette riche et sauvage contr?e Soumettre au Man?anar le vaste Maragnon.
Plus loin dans l’avenir je porterai mon nom,
Celui de cette Europe en grands exploits f?conde,
Que nos jours ne sont loin des premiers jours du monde.
FRAGMENT II
Chassez de vos autels, juges vains et frivoles,
Ces h?ros conqu?rants, meurtri?res idoles;
Tous ces grands noms, enfants des crimes, des malheurs,
De massacres fumants, teints de sang et de pleurs.
Venez tomber aux pieds de plus nobles images:
Voyez ces hommes saints, ces sublimes courages,
H?ros dont les vertus, les travaux bienfaisants,
Ont ?clair? la terre et m?rit? l’encens;
Qui, d?pouill?s d’eux-m?mes et vivant pour leurs fr?res,
Les ont soumis au frein des r?gles salutaires,
Au joug de leur bonheur; les ont faits citoyens;
En leur donnant des lois leur ont donn? des biens,
Des forces, des parents, la libert?, la vie;
Enfin qui d’un pays ont fait une patrie.
Et que de fois pourtant leurs fr?res envieux
Ont d’affronts insens?s, de m?pris odieux,
Accueilli les bienfaits de ces illustres guides,
Comme dans leurs maisons ces animaux stupides
Dont la dent m?fiante ose outrager la main
Qui se tendait vers eux pour apaiser leur faim!
Mais n’importe; un grand homme au milieu des supplices
Go?te de la vertu les augustes d?lices.
Il le sait: les humains sont injustes, ingrats.
Que leurs yeux un moment ne le connaissent pas;
Qu’un jour entre eux et lui s’?l?ve avec murmure
D’insectes ennemis une nu?e obscure;
N’importe, il les instruit, il les aime pour eux.
M?me ingrats, il est doux d’avoir fait des heureux.
Il sait que leur vertu, leur bont?, leur prudence,
Doit ?tre son ouvrage et non sa r?compense,
Et que leur repentir, pleurant sur son tombeau,
De ses soins, de sa vie, est un prix assez beau,
An loin dans l’avenir sa grande ?me contemple
Les sages opprim?s que soutient son exemple;
Des m?chants dans soi-m?me il brave la noirceur:
C’est l? qu’il sait les fuir; son asile est son coeur.
De ce fa?te serein, son Olympe sublime,
Il voit, juge, conna?t. Un d?mon magnanime
Agite ses pensers, vit dans son coeur br?lant,
Travaille son sommeil actif et vigilant,
Arrache au long repos sa nuit laborieuse,
Allume avant le jour sa lampe studieuse,
Lui montre un peuple entier, par ses nobles bienfaits,
Indompt? dans la guerre, opulent dans la paix,
Son beau nom remplissant leur coeur et leur histoire,
Les si?cles prostern?s au pied de sa m?moire.
Par ses sueurs bient?t l’?difice s’accro?t.
En vain l’esprit du peuple est rampant, est ?troit,
En vain le seul pr?sent les frappe et les entra?ne,
En vain leur raison faible et leur vue incertaine
Ne peut de ses regards suivre les profondeurs,
De sa raison c?leste atteindre les hauteurs;
Il appelle les dieux ? son conseil supr?me.
Ses d?crets, confi?s ? la voix des dieux m?me,
Entra?nent sans convaincre, et le monde ?bloui
Pense adorer les dieux en n’adorant que lui.
Il fait honneur aux dieux de son divin ouvrage.
C’est alors qu’il a vu tant?t ? son passage
Un buisson enflamm? rec?ler l’?ternel;
C’est alors qu’il rapporte, en un jour solennel,
De la montagne ardente et du sein du tonnerre,
La voix de Dieu lui-m?me ?crite sur la pierre;
Ou c’est alors qu’au fond de ses augustes bois
Une nymphe l’appelle et lui trace des lois,
Et qu’un oiseau divin, messager de miracles,
A son oreille vient lui dicter des oracles.
Tout agit pour lui seul, et la temp?te et l’air,
Et le cri des for?ts, et la foudre et l’?clair;
Tout. Il prend ? t?moin le monde et la nature.
Mensonge grand et saint! glorieuse imposture,
Quand au peuple tromp? ce pi?ge g?n?reux
Lui rend sacr? le joug qui doit le rendre heureux!
FRAGMENT III
Du temps et du besoin l’in?vitable empire
Dut avoir aux humains enseign? l’art d’?crire.
D’autres arts l’ont poli; mais aux arts, le premier,
Lui seul des vrais succ?s put ouvrir le sentier,
Sur la feuille d’?gypte ou sur la peau ductile,
M?me un jour sur le dos d’un alb?tre docile,
Au fond des eaux form? des d?pouilles du lin,
Une main ?loquente, avec cet art divin,
Tient, fait voir l’invisible et rapide pens?e,
L’abstraite intelligence et palpable et trac?e;
Peint des sons ? nos yeux, et transmet ? la fois
Une voix aux couleurs, des couleurs ? la voix.
Quand des premiers trait?s la fraternelle cha?ne
Commen?a d’approcher, d’unir la race humaine,
La terre et de hauts monts, des fleuves, des for?ts,
Des contrats attest?s garants s?rs et muets,
Furent le livre auguste et les lettres sacr?es
Qui faisaient lire aux yeux les promesses jur?es.
Dans la suite peut-?tre ils voulurent sur soi
L’un de l’autre emporter la parole et la foi;
Ils surent donc, broyant de liquides mati?res,
L’un sur l’autre imprimer leurs images grossi?res,
Ou celle du t?moin, homme, plante ou rocher,
Qui vit jurer leur bouche et leurs mains se toucher.
De l? dans l’Orient ces colonnes savantes,
Rois, pr?tres, animaux peints en sc?nes vivantes,
De la religion t?n?breux monuments,
Pour les sages futurs laborieux tourments,
Archives de l’?tat, o? les mains politiques
Tra?aient en longs tableaux les annales publiques.
De l?, dans un amas d’embl?mes captieux,
Pour le peuple ignorant monstre religieux,
Des membres ennemis vont composer ensemble
Un seul tout, ?tonn? du noeud qui les rassemble:
Un corps de femme au front d’un aigle enfant des airs
Joint l’?caille et les flancs d’un habitant des mers.
Cet art simple et grossier nous a suffi peut-?tre
Tant que tous nos discours n’ont su voir ni conna?tre
Que les objets pr?sents dans la nature ?pars,
Et que tout notre esprit ?tait dans nos regards.
Mais on vit, quand vers l’homme on apprit ? descendre,
Quand il fallut fixer, nommer, ?crire, entendre,
Du coeur, des passions les plus secrets d?tours,
Les espaces du temps ou plus longs ou plus courts,
Quel cercle ?troit bornait cette antique ?criture.
Plus on y mit de soins, plus incertaine, obscure,
Du sens confus et vague elle ?paissit la nuit.
Quelque peuple ? la fin, par le travail instruit,
Compte combien de mots l’h?r?ditaire usage
A transmis jusqu’? lui pour former un langage.
Pour chacun de ces mots un signe est invent?, Et la main qui l’entend des l?vres r?p?t? Se souvient d’en tracer cette image fid?le;
Et sit?t qu’une id?e inconnue et nouvelle
Grossit d’un mot nouveau ces mots d?j? nombreux,
Un nouveau signe accourt s’enr?ler avec eux.
C’est alors, sur des pas si faciles ? suivre,
Que l’esprit des humains est assur? de vivre.
C’est alors que le fer ? la pierre, aux m?taux,
Livre, en d?p?t sacr? pour les ?ges nouveaux,
Nos ?mes et nos moeurs fid?lement gard?es;
Et l’oeil sait reconna?tre une forme aux id?es.
D?s lors des grands a?eux les travaux, les vertus
Ne sont point pour leurs fils des exemples perdus.
Le pass? du pr?sent est l’arbitre et le p?re,
Le conduit par la main, l’encourage, l’?claire.
Les a?eux, les enfants, les arri?re-neveux,
Tous sont du m?me temps, ils ont les m?mes voeux,
La patrie, au milieu des emb?ches, des tra?tres,
Remonte en sa m?moire, a recours aux anc?tres,
Cherche ce qu’ils feraient en un danger pareil,
Et des si?cles vieillis assemble le conseil.
(Andre Marie de Chenier)
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