UN CHEVRIER, UN BERGER
LE CHEVRIER
Berger, quel es-tu donc? qui t’agite? et quels dieux
De noirs cheveux ?pars enveloppent tes yeux?
LE BERGER
Blond pasteur de chevreaux, oui, tu veux me l’apprendre:
Oui, ton front est plus beau, ton regard est plus tendre.
LE CHEVRIER
Quoi! tu sors de ces monts o? tu n’as vu que toi,
Et qu’on n’approche point sans peine et sans effroi?
LE BERGER
Tu te plais mieux sans doute au bois, ? la prairie;
Tu le peux. Assieds-toi parmi l’herbe fleurie:
Moi, sous un antre aride, en cet affreux s?jour,
Je me plais sur le roc ? voir passer le jour.
LE CHEVRIER
Mais C?r?s a maudit cette terre ?pre et dure;
Un noir torrent pierreux y roule une onde impure;
Tous ces rocs, calcin?s sous un soleil rongeur,
Br?lent et font h?ter les pas du voyageur.
Point de fleurs, point de fruits, nul ombrage fertile
N’y donne au rossignol un balsamique asile.
Quelque olivier au loin, maigre f?condit?, Y rampe et fait mieux voir leur triste nudit?. Comment as-tu donc su d’herbes accoutum?es
Nourrir dans ce d?sert tes brebis affam?es?
LE BERGER
Que m’importe! est-ce ? moi qu’appartient ce troupeau?
Je suis esclave.
LE CHEVRIER
Au moins un rustique pipeau
A-t-il chass? l’ennui de ton rocher sauvage?
Tiens, veux-tu cette fl?te? Elle fut mon ouvrage.
Prends: sur ce buis, fertile en agr?ables sons,
Tu pourras des oiseaux imiter les chansons.
LE BERGER
Non, garde tes pr?sents. Les oiseaux de t?n?bres,
La chouette et l’orfraie, et leurs accents fun?bres,
Voil? les seuls chanteurs que je veuille ?couter;
Voil? quelles chansons je voudrais imiter.
Ta fl?te sous mes pieds serait bient?t bris?e:
Je hais tous vos plaisirs. Les fleurs et la ros?e,
Et de vos rossignols les soupirs caressants,
Rien ne pla?t ? mon coeur, rien ne flatte mes sens.
Je suis esclave.
LE CHEVRIER
H?las! que je te trouve ? plaindre!
Oui, l’esclavage est dur; oui, tout mortel doit craindre
De servir, de plier sous une injuste loi,
De vivre pour autrui, de n’avoir rien ? soi.
Prot?ge-moi toujours, ? libert? ch?rie!
O m?re des vertus, m?re de la patrie!
LE BERGER
Va, patrie et vertu ne sont que de vains noms.
Toutefois tes discours sont pour moi des affronts:
Ton pr?tendu bonheur et m’afflige et me brave;
Comme moi, je voudrais que tu fusses esclave.
LE CHEVRIER
Et moi, je te voudrais libre, heureux comme moi.
Mais les dieux n’ont-ils point de rem?de pour toi?
Il est des baumes doux, des lustrations pures
Qui peuvent de notre ?me assoupir les blessures,
Et de magiques chants qui tarissent les pleurs.
LE BERGER
Il n’en est point; il n’est pour moi que des douleurs:
Mon sort est de servir, il faut qu’il s’accomplisse.
Moi, j’ai ce chien aussi qui tremble ? mon service;
C’est mon esclave aussi. Mon d?sespoir muet
Ne peut rendre qu’? lui tous les maux qu’on me fait.
LE CHEVRIER
La terre, notre m?re, et sa douce richesse,
Ne peut-elle, du moins, ?gayer ta tristesse?
Vois combien elle est belle! et vois l’?t? vermeil,
Prodigue de tr?sors, brillants fils du soleil,
Qui vient, fertile amant d’une heureuse culture,
Varier du printemps l’uniforme verdure;
Vois l’abricot naissant, sous les yeux d’un beau ciel,
Arrondir son fruit doux et blond comme le miel;
Vois la pourpre des fleurs dont le p?cher se pare
Nous annoncer l’?clat des fruits qu’il nous pr?pare.
Au bord de ces pr?s verts regarde ces gu?rets,
De qui les bl?s touffus, jaunissantes for?ts,
Du joyeux moissonneur attendent la faucille.
D’agrestes d?it?s quelle noble famille!
La R?colte et la Paix, aux yeux purs et sereins,
Les ?pis sur le front, les ?pis dans les mains,
Qui viennent, sur les pas de la belle Esp?rance,
Verser la corne d’or o? fleurit l’abondance.
LE BERGER
Sans doute qu’? tes yeux elles montrent leurs pas;
Moi, j’ai des yeux d’esclave, et je ne les vois pas.
Je n’y vois qu’un sol dur, laborieux, servile,
Que j’ai, non pas pour moi, contraint d’?tre fertile;
O?, sous un ciel br?lant, je moissonne le grain
Qui va nourrir un autre, et me laisse ma faim.
Voil? quelle est la terre. Elle n’est point ma m?re,
Elle est pour moi mar?tre; et la nature enti?re
Est plus nue ? mes yeux, plus horrible ? mon coeur
Que ce vallon de mort qui te fait tant d’horreur.
LE CHEVRIER
Le soin de tes brebis, leur voix douce et paisible,
N’ont-ils donc rien qui plaise ? ton ?me insensible?
N’aimes-tu point ? voir les jeux de tes agneaux?
Moi, je me plais aupr?s de mes jeunes chevreaux;
Je m’occupe ? leurs jeux, j’aime leur voix b?lante;
Et quand sur la ros?e et sur l’herbe brillante
Vers leur m?re en criant je les vois accourir,
Je bondis avec eux de joie et de plaisir.
LE BERGER
Ils sont ? toi: mais moi, j’eus une autre fortune;
Ceux-ci de mes tourments sont la cause importune
Deux fois, avec ennui, promen?s chaque jour,
Un ma?tre soup?onneux nous attend au retour
Rien ne le satisfait: ils ont trop peu de laine;
Ou bien ils sont mourants, ils se tra?nent ? peine;
En un mot, tout est mal. Si le loup quelquefois
En saisit un, l’emporte et s’enfuit dans les bois,
C’est ma faute; il fallait braver ses dents avides.
Je dois rendre les loups innocents et timides!
Et puis, menaces, cris, injure, emportements,
Et l?ches cruaut?s qu’il nomme ch?timents.
LE CHEVRIER
Toujours ? l’innocent les dieux sont favorables:
Pourquoi fuir leur pr?sence, appui des mis?rables?
Autour de leurs autels, par?s de nos festons,
Que ne viens-tu danser, offrir de simples dons,
Du chaume, quelques fleurs, et, par ces sacrifices,
Te rendre Jupiter et les nymphes propices?
LE BERGER
Non; les danses, les jeux, les plaisirs des bergers
Sont ? mon triste coeur des plaisirs ?trangers.
Que parles-tu de dieux, de nymphes et d’offrandes?
Moi, je n’ai pour les dieux ni chaume ni guirlandes;
Je les crains, car j’ai vu leur foudre et leurs ?clairs;
Je ne les aime pas: ils m’ont donn? des fers.
LE CHEVRIER
Eh bien, que n’aimes-tu? Quelle amertume extr?me
R?siste aux doux souris d’une vierge qu’on aime?
L’autre jour, ? la mienne, en ce bois fortun?, Je vins offrir le don d’un chevreau nouveau-n?. Son oeil tomba sur moi, si doux, si beau, si tendre!…
Sa voix prit un accent!… Je crois toujours l’entendre.
LE BERGER
Eh! quel oeil virginal voudrait tomber sur moi?
Ai-je, moi, des chevreaux ? donner comme toi?
Chaque jour, par ce ma?tre inflexible et barbare,
Mes agneaux sont compt?s avec un soin avare.
Trop heureux quand il daigne ? mes cris superflus
N’en pas redemander plus que je n’en re?us!
O juste N?m?sis! si jamais je puis ?tre
Le plus fort ? mon tour, si je puis me voir ma?tre,
Je serai dur, m?chant, intraitable, sans foi,
Sanguinaire, cruel, comme on l’est avec moi!
LE CHEVRIER
Et moi, c’est vous qu’ici pour t?moins j’en appelle,
Dieux! de mes serviteurs la cohorte fid?le
Me trouvera toujours humain, compatissant,
A leurs justes d?sirs facile et complaisant,
Afin qu’ils soient heureux et qu’ils aiment leur ma?tre
Et b?nissent en paix l’instant qui les vit na?tre.
LE BERGER
Et moi, je le maudis, cet instant douloureux
Qui me donna le jour pour ?tre malheureux;
Pour agir quand un autre exige, veut, ordonne;
Pour n’avoir rien ? moi, pour ne plaire ? personne;
Pour endurer la faim, quand ma peine et mon deuil
Engraissent d’un tyran l’indolence et l’orgueil.
LE CHEVRIER
Berger infortun?! ta plaintive d?tresse
De ton coeur dans le mien fait passer la tristesse.
Vois cette ch?vre m?re et ces chevreaux, tous deux
Aussi blancs que le lait qu’elle garde pour eux;
Qu’ils aillent avec toi, je te les abandonne.
Adieu, puisse du moins ce peu que je te donne
De ta triste m?moire effacer tes malheurs,
Et, soign? par tes mains, distraire tes douleurs!
LE BERGER
Oui, donne et sois maudit; car, si j’?tais plus sage,
Ces dons sont pour mon coeur d’un sinistre pr?sage:
De mon despote avare ils choqueront les yeux.
Il ne croit pas qu’on donne; il est fourbe, envieux;
Il dira que chez lui j’ai vol? le salaire
Dont j’aurai pu payer les chevreaux et la m?re;
Et, d’un si bon pr?texte ardent ? se servir,
C’est ? moi que lui-m?me il viendra les ravir.
(Andre Marie de Chenier)
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