O fils du Mincius, je te salue, ? toi
Par qui le dieu des arts fut roi du peuple-roi!
Et vous, ? qui jadis, pour cr?er l’harmonie,
L’Attique et l’onde ?g?e, et la belle Ionie,
Donn?rent un ciel pur, les plaisirs, la beaut?,
Des moeurs simples, des lois, la paix, la libert?, Un langage sonore aux douceurs souveraines,
Le plus beau qui soit n? sur des l?vres humaines!
Nul ?ge ne verra p?lir vos saints lauriers,
Car vos pas inventeurs ouvrirent les sentiers;
Et du temple des arts que la gloire environne
Vos mains ont ?lev? la premi?re colonne.
A nous tous aujourd’hui, vos faibles nourrissons,
Votre exemple a dict? d’importantes le?ons.
Il nous dit que nos mains, pour vous ?tre fid?les,
Y doivent ?lever des colonnes nouvelles.
L’esclave imitateur na?t et s’?vanouit;
La nuit vient, le corps reste, et son ombre s’enfuit.
Ce n’est qu’aux inventeurs que la vie est promise.
Nous voyons les enfants de la fi?re Tamise,
De toute servitude ennemis indompt?s;
Mieux qu’eux, par votre exemple, ? vous vaincre excit?s,
Osons; de votre gloire ?clatante et durable
Essayons d’?puiser la source in?puisable.
Mais inventer n’est pas, en un brusque abandon,
Blesser la v?rit?, le bon sens, la raison;
Ce n’est pas entasser, sans dessein et sans forme,
Des membres ennemis en un colosse ?norme;
Ce n’est pas, ?levant des poissons dans les airs,
A l’aile des vautours ouvrir le sein des mers;
Ce n’est pas sur le front d’une nymphe brillante
H?risser d’un lion la crini?re sanglante:
D?lires insens?s! fant?mes monstrueux!
Et d’un cerveau malsain r?ves tumultueux!
Ces transports d?r?gl?s, vagabonde manie,
Sont l’acc?s de la fi?vre et non pas du g?nie;
D’Ormus et d’Ariman ce sont les noirs combats,
O?, partout confondus, la vie et le tr?pas,
Les t?n?bres, le jour, la forme et la mati?re,
Luttent sans ?tre unis; mais l’esprit de lumi?re
Fait na?tre en ce chaos la concorde et le jour:
D’?l?ments divis?s il reconna?t l’amour,
Les rappelle; et partout, en d’heureux intervalles,
S?pare et met en paix les semences rivales.
Ainsi donc, dans les arts, l’inventeur est celui
Qui peint ce que chacun put sentir comme lui;
Qui, fouillant des objets les plus sombres retraites,
?tale et fait briller leurs richesses secr?tes;
Qui, par des noeuds certains, impr?vus et nouveaux,
Unissant des objets qui paraissaient rivaux,
Montre et fait adopter ? la nature m?re
Ce qu’elle n’a point fait, mais ce qu’elle a pu faire;
C’est le f?cond pinceau qui, s?r dans ses regards,
Retrouve un seul visage en vingt belles ?pars,
Les fait rena?tre ensemble, et, par un art supr?me,
Des traits de vingt beaut?s forme la beaut? m?me.
La nature dicta vingt genres oppos?s D’un fil l?ger entre eux chez les Grecs divis?s.
Nul genre, s’?chappant de ses bornes prescrites,
N’aurait os? d’un autre envahir les limites,
Et Pindare ? sa lyre, en un couplet bouffon,
N’aurait point de Marot associ? le ton.
De ces fleuves nombreux dont l’antique Permesse
Arrosa si longtemps les cit?s de la Gr?ce,
De nos jours m?me, h?las! nos aveugles vaisseaux
Ont encore oubli? mille vastes rameaux.
Quand Louis et Colbert, sous les murs de Versailles,
R?paraient des beaux-arts les longues fun?railles,
De Sophocle et d’Eschyle ardents admirateurs,
De leur auguste exemple ?l?ves inventeurs,
Des hommes immortels firent sur notre sc?ne
Revivre aux yeux fran?ais les th??tres d’Ath?ne.
Comme eux, instruits par eux, Voltaire offre ? nos pleurs
Des grands infortun?s les illustres douleurs;
D’autres esprits divins, fouillant d’autres ruines,
Sous l’amas des d?bris, des ronces, des ?pines,
Ont su, pleins des ?crits des Grecs et des Romains,
Retrouver, parcourir leurs antiques chemins,
Mais, oh! la belle palme et quel tr?sor de gloire
Pour celui qui, cherchant la plus noble victoire,
D’un si grand labyrinthe affrontant les hasards,
Saura guider sa muse aux immenses regards,
De mille longs d?tours ? la fois occup?e,
Dans les sentiers confus d’une vaste ?pop?e;
Lui dire d’?tre libre, et qu’elle n’aille pas
De Virgile et d’Hom?re ?pier tous les pas,
Par leur secours ? peine ? leurs pieds ?lev?e;
Mais, qu’aupr?s de leurs chars, dans un char enlev?e,
Sur leurs sentiers marqu?s de vestiges si beaux,
Sa roue ose imprimer des vestiges nouveaux!
Quoi! faut-il, ne s’armant que de timides voiles,
N’avoir que ces grands noms pour nord et pour ?toiles,
Les c?toyer sans cesse, et n’oser un instant,
Seul et loin de tout bord, intr?pide et flottant,
Aller sonder les flancs du plus lointain N?r?e
Et du premier sillon fendre une onde ignor?e?
Les coutumes d’alors, les sciences, les moeurs
Respirent dans les vers des antiques auteurs.
Leur si?cle est en d?p?t dans leurs nobles volumes.
Tout a chang? pour nous, moeurs, sciences, coutumes.
Pourquoi donc nous faut-il, par un p?nible soin,
Sans rien voir pr?s de nous, voyant toujours bien loin,
Vivant dans le pass?, laissant ceux qui commencent,
Sans penser, ?crivant d’apr?s d’autres qui pensent,
Retra?ant un tableau que nos yeux n’ont point vu,
Dire et dire cent fois ce que nous avons lu?
De la Gr?ce h?ro?que et naissante et sauvage
Dans Hom?re ? nos yeux vit la parfaite image.
D?mocrite, Platon, Epicure, Thal?s,
Ont de loin ? Virgile indiqu? les secrets
D’une nature encore ? leurs yeux trop voil?e.
Torricelli, Newton, Kepler et Galil?e,
Plus doctes, plus heureux dans leurs puissants efforts,
A tout nouveau Virgile ont ouvert des tr?sors.
Tous les arts sont unis: les sciences humaines
N’ont pu de leur empire ?tendre les domaines,
Sans agrandir aussi la carri?re des vers.
Quel long travail pour eux a conquis l’univers!
Aux regards de Buffon, sans voile, sans obstacles,
La terre ouvrant son sein, ses ressorts, ses miracles,
Ses germes, ses coteaux, d?pouille de T?thys;
Les nuages ?pais, sur elle appesantis,
De ses noires vapeurs nourrissant leur tonnerre;
Et l’hiver ennemi, pour envahir la terre,
Roi des antres du Nord, et, de glaces arm?s,
Ses pas usurpateurs sur nos monts imprim?s;
Et l’oeil per?ant du verre, en la vaste ?tendue,
Allant chercher ces feux qui fuyaient notre vue,
Aux changements pr?dits, immuables, fix?s,
Que d’une plume d’or Bailly nous a trac?s;
Aux lois de Cassini les com?tes fid?les;
L’aimant, de nos vaisseaux seul dirigeant les ailes;
Une Cyb?le neuve et cent mondes divers
Aux yeux de nos Jasons sortis du sein des mers;
Quel amas de tableaux, de sublimes images,
Na?t de ces grands objets r?serv?s ? nos ?ges!
Sous ces bois ?trangers qui couronnent ces monts,
Aux vallons de Cusco, dans ces antres profonds,
Si chers ? la fortune et plus chers au g?nie,
Germent des mines d’or, de gloire et d’harmonie.
Pensez-vous, si Virgile ou l’Aveugle divin
Renaissaient aujourd’hui, que leur savante main
N?glige?t de saisir ces f?condes richesses,
De notre Pinde auguste ?clatantes largesses?
Nous en verrions briller leurs sublimes ?crits;
Et ces m?mes objets, que vos doctes m?pris
Accueillent aujourd’hui d’un front dur et s?v?re,
Alors ? vos regards auraient seuls droit de plaire.
Alors, dans l’avenir, votre inflexible humeur
Aurait soin de d?fendre ? tout jeune rimeur
D’oser sortir jamais de ce cercle d’images
Que vos yeux auraient vu trac? dans leurs ouvrages.
Mais qui jamais a su, dans des vers s?duisants,
Sous des dehors plus vrais peindre l’esprit aux sens?
Mais quelle voix jamais d’une plus pure flamme
Et chatouilla l’oreille et p?n?tra dans l’?me?
Mais leurs moeurs et leurs lois, et mille autres hasards,
Rendaient leur si?cle heureux plus propice aux beaux-arts.
Eh bien! l’?me est partout; la pens?e a des ailes.
Volons, volons chez eux retrouver leurs mod?les;
Voyageons dans leur ?ge, o?, libre, sans d?tour,
Chaque homme ose ?tre un homme et penser au grand jour.
Au tribunal de Mars, sur la pourpre romaine,
L? du grand Cic?ron la vertueuse haine
?crase C?th?gus, Catilina, Verr?s;
L? tonne D?mosth?ne; ici de P?ricl?s La voix; l’ardente voix, de tous les coeurs ma?tresse,
Frappe, foudroie, agite, ?pouvante la Gr?ce.
Allons voir la grandeur et l’?clat de leurs jeux.
Ciel! la mer appel?e en un bassin pompeux!
Deux flottes parcourant cette enceinte profonde,
Combattant sous les yeux du conqu?rant du monde!
O terre de P?lops! avec le monde entier
Allons voir d’?pidaure un agile coursier,
Couronn? dans les champs de N?m?e et d’?lide;
Allons voir au th??tre, aux accents d’Euripide,
D’une sainte folie un peuple furieux
Chanter: _Amour, tyran des hommes et des dieux_;
Puis, ivres des transports qui nous viennent surprendre,
Parmi nous, dans nos vers, revenons les r?pandre;
Changeons en notre miel leurs plus antiques fleurs;
Pour peindre notre id?e empruntons leurs couleurs;
Allumons nos flambeaux ? leurs feux po?tiques;
Sur des pensers nouveaux faisons des vers antiques.
Direz-vous qu’un objet n? sur leur H?licon
A seul de nous charmer pu recevoir le don?
Que leurs fables, leurs dieux, ces mensonges futiles,
Des Muses noble ouvrage, aux Muses sont utiles?
Que nos travaux savants, nos calculs studieux,
Qui subjuguent l’esprit et r?pugnent aux yeux,
Que l’on croit malgr? soi, sont p?nibles, aust?res,
Et moins grands, moins pompeux que leurs belles chim?res?
Ces objets, h?riss?s, dans leurs d?tours nombreux,
Des ronces d’un langage obscur et t?n?breux,
Pour l’?me, pour les sens offrent-ils rien ? peindre?
Le langage des vers y pourrait-il atteindre?
Voil? ce que trait?s, pr?faces, longs discours,
Prose, rime, partout nous disent tous les jours.
Mais enfin, dites-moi, si d’une oeuvre immortelle
La nature est en nous la source et le mod?le,
Pouvez-vous le penser que tout cet univers,
Et cet ordre ?ternel, ces mouvements divers,
L’immense v?rit?, la nature elle-m?me,
Soit moins grande en effet que ce brillant syst?me
Qu’ils nommaient la nature, et dont d’heureux efforts
Disposaient avec art les fragiles ressorts?
Mais quoi! ces v?rit?s sont au loin recul?es,
Dans un langage obscur saintement rec?l?es:
Le peuple les ignore. O Muses, ? Phoebus!
C’est l?, c’est l? sans doute un aiguillon de plus.
L’auguste po?sie, ?clatante interpr?te,
Se couvrira de gloire en for?ant leur retraite.
Cette reine des coeurs, ? la touchante voix,
A le droit, en tous lieux, de nous dicter son choix,
S?re de voir partout, introduite par elle,
Applaudir ? grands cris une beaut? nouvelle,
Et les objets nouveaux que sa voix a tent?s Partout, de bouche en bouche, apr?s elle chant?s.
Elle porte, ? travers leurs nuages plus sombres,
Des rayons lumineux qui dissipent leurs ombres,
Et rit quand dans son vide un auteur oppress? Se plaint qu’on a tout dit et que tout est pens?. Seule, et la lyre en main, et de fleurs couronn?e,
De doux ravissements partout accompagn?e,
Aux lieux les plus d?serts, ses pas, ses jeunes pas,
Trouvent mille tr?sors qu’on ne soup?onnait pas.
Sur l’aride buisson que son regard se pose,
Le buisson ? ses yeux rit et jette une rose.
Elle sait ne point voir, dans son juste d?dain,
Les fleurs qui trop souvent, courant de main en main,
Ont perdu tout l’?clat de leurs fra?cheurs vermeilles;
Elle sait m?me encore, ? charmantes merveilles!
Sous ses doigts d?licats r?parer et cueillir
Celles qu’une autre main n’avait su que fl?trir.
Elle seule conna?t ces extases choisies,
D’un, esprit tout de feu mobiles fantaisies,
Ces r?ves d’un moment, belles illusions,
D’un monde imaginaire aimables visions,
Qui ne frappent jamais, trop subtile lumi?re,
Des terrestres esprits l’oeil ?pais et vulgaire.
Seule, de mots heureux, faciles, transparents,
Elle sait rev?tir ces fant?mes errants:
Ainsi des hauts sapins de la Finlande humide,
De l’ambre, enfant du ciel, distille l’or fluide,
Et sa chute souvent rencontre dans les airs
Quelque insecte volant qu’il porte au fond des mers;
De la Baltique enfin les vagues orageuses
Roulent et vont jeter ces larmes pr?cieuses
O? la fi?re Vistule, en de nobles coteaux,
Et le froid Ni?men expirent dans ses eaux.
L?, les arts vont cueillir cette merveille utile,
Tombe odorante o? vit l’insecte volatile:
Dans cet or diaphane il est lui-m?me encor;
On dirait qu’il respire et va prendre l’essor.
Qui que tu sois enfin, ? toi, jeune po?te,
Travaille, ose achever cette illustre conqu?te.
De preuves, de raisons, qu’est-il encor besoin?
Travaille. Un grand exemple est un puissant t?moin.
Montre ce qu’on peut faire en le faisant toi-m?me.
Si pour toi la retraite est un bonheur supr?me;
Si chaque jour les vers de ces ma?tres fameux
Font bouillonner ton sang et dressent tes cheveux;
Si tu sens chaque jour, anim? de leur ?me,
Ce besoin de cr?er, ces transports, cette flamme,
Travaille. A nos censeurs c’est ? toi de montrer
Tous ces tr?sors nouveaux qu’ils veulent ignorer.
Il faudra bien les voir, il faudra bien se taire
Quand ils verront enfin, cette gloire ?trang?re
De rayons inconnus ceindre ton front brillant.
Aux antres de Paros, le bloc ?tincelant
N’est aux vulgaires yeux qu’une pierre insensible.
Mais le docte ciseau, dans son sein invisible,
Voit, suit, trouve la vie, et l’?me, et tous ses traits.
Tout l’Olympe respire en ses d?tours secrets.
L? vivent de V?nus les beaut?s souveraines;
L? des muscles nerveux, l? de sanglantes veines
Serpentent; l? des flancs invaincus aux travaux,
Pour soulager Atlas des c?lestes fardeaux,
Aux volont?s du fer leur enveloppe ?norme
C?de, s’amollit, tombe; et de ce bloc informe
Jaillissent, ?clatants, des dieux pour nos autels:
C’est Apollon lui-m?me, honneur des immortels;
C’est Alcide vainqueur des monstres de N?m?e;
C’est du vieillard troyen la mort envenim?e;
C’est des H?breux errants le chef, le d?fenseur:
Dieu tout entier habite en ce marbre penseur.
Ciel! n’entendez-vous pas de sa bouche profonde
?clater cette voix cr?atrice du monde?
Oh! qu’ainsi parmi nous des esprits inventeurs
De Virgile et d’Hom?re atteignent les hauteurs,
Sachent dans la m?moire avoir comme eux un temple,
Et sans suivre leurs pas imiter leur exemple;
Faire, en s’?loignant d’eux avec un soin jaloux,
Ce qu’eux-m?mes ils feraient s’ils vivaient parmi nous!
Que la nature seule, en ses vastes miracles,
Soit leur fable et leurs dieux, et ses lois leurs oracles;
Que leurs vers, de T?thys respectant le sommeil,
N’aillent plus dans ses flots rallumer le soleil;
De la cour d’Apollon que l’erreur soit bannie,
Et qu’enfin Calliope, ?l?ve d’Uranie,
Montant sa lyre d’or sur un plus noble ton,
En langage des dieux fasse parler Newton!
Oh! si je puis un jour!… Mais quel est ce murmure?
Quelle nouvelle attaque et plus forte et plus dure?
O langue des Fran?ais! est-il vrai que ton sort
Est de ramper toujours, et que toi seule as tort?
Ou si d’un faible esprit l’indolente paresse
Veut rejeter sur toi sa honte et sa faiblesse?
Il n’est sot traducteur, de sa richesse enfl?, Sot auteur d’un po?me ou d’un discours siffl?,
Ou d’un recueil ambr? de chansons ? la glace,
Qui ne vous avertisse, en sa fi?re pr?face,
Que, si son style ?pais vous fatigue d’abord,
Si sa prose vous p?se et bient?t vous endort,
Si son vers est g?n?, sans feu, sans harmonie,
Il n’en est point coupable: il n’est pas sans g?nie;
Il a tous les talents qui font les grands succ?s;
Mais enfin, malgr? lui, ce langage fran?ais,
Si faible en ses couleurs, si froid et si timide,
L’a contraint d’?tre lourd, gauche, plat, insipide,
Mais serait-ce Le Brun, Racine, Despr?aux
Qui l’accusent ainsi d’abuser leurs travaux?
Est-ce ? Rousseau, Buffon, qu’il r?siste infid?le?
Est-ce pour Montesquieu, qu’impuissant et rebelle,
Il fuit? Ne sait-il pas, se reposant sur eux,
Doux, rapide, abondant, magnifique, nerveux,
Creusant dans les d?tours de ces ?mes profondes,
S’y teindre, s’y tremper de leurs couleurs f?condes?
Un rimeur voit partout un nuage, et jamais
D’un coup d’oeil ferme et grand n’a saisi les objets;
La langue se refuse ? ses demi-pens?es,
De sang-froid, pas ? pas, avec peine amass?es;
Il se d?pite alors, et, restant en chemin,
Il se plaint qu’elle ?chappe et glisse de sa main.
Celui qu’un vrai d?mon presse, enflamme, domine,
Ignore un tel supplice: il pense, il imagine;
Un langage impr?vu, dans son ?me produit,
Na?t avec sa pens?e, et l’embrasse et la suit;
Les images, les mots que le g?nie inspire,
O? l’univers entier vit, se meut et respire,
Source vaste et sublime et qu’on ne peut tarir,
En foule en son cerveau se h?tent de courir.
D’eux-m?mes ils vont chercher un noeud qui les rassemble;
Tout s’allie et se forme, et tout va na?tre ensemble.
Sous l’insecte vengeur envoy? par Junon,
Telle Io tourment?e, en l’ardente saison,
Traverse en vain les bois et la longue campagne,
Et le fleuve bruyant qui presse la montagne;
Tel le bouillant po?te, en ses transports br?lants,
Le front ?chevel?, les yeux ?tincelants,
S’agite, se d?bat, cherche en d’?pais bocages
S’il pourra de sa t?te apaiser les orages
Et secouer le dieu qui fatigue son sein.
De sa bouche ? grands flots ce dieu dont il est plein
Bient?t en vers nombreux s’exhale et se d?cha?ne;
Leur sublime torrent roule, saisit, entra?ne.
Les tours imp?tueux, inattendus, nouveaux,
L’expression de flamme aux magiques tableaux
Qu’a tremp?s la nature en ses couleurs fertiles,
Les nombres tour ? tour turbulents ou faciles,
Tout porte au fond des coeurs le tumulte ou la paix;
Dans la m?moire au loin tout s’imprime ? jamais.
C’est ainsi que Minerve, en un instant form?e,
Du front de Jupiter s’?lance tout arm?e,
Secouant et le glaive et le casque guerrier,
Et l’horrible Gorgone ? l’aspect meurtrier.
Des Toscans, je le sais, la langue est s?duisante:
Cire molle, ? tout peindre habile et complaisante,
Qui prend d’heureux contours sous les plus faibles mains
Quand le Nord, s’?puisant de barbares essaims,
Vint par une conqu?te en malheurs plus f?conde
Venger sur les Romains l’esclavage du monde,
De leurs affreux accents la farouche ?pret? Du Latin en tous lieux souilla la puret?. On vit de ce m?lange ?tranger et sauvage
Na?tre des langues soeurs, que le temps et l’usage,
Par des sentiers divers guidant diversement,
D’une lime insensible ont poli lentement,
Sans pouvoir en entier, malgr? tous leurs prodiges,
De la rouille barbare effacer les vestiges.
De l? du Castillan la pompe et la fiert?, Teint encor des couleurs du langage indompt? Qu’au Tage transplantaient les fureurs musulmanes.
La gr?ce et la douceur sur les l?vres toscanes
Fix?rent leur empire; et la Seine ? la fois
De gr?ce et de fiert? sut composer sa voix.
Mais ce langage, arm? d’obstacles indociles,
Lutte et ne veut plier que sons des mains habiles.
Est-ce un mal? Eh! plut?t rendons gr?ces aux dieux.
Un faux ?clat longtemps ne peut tromper nos yeux;
Et notre langue m?me, ? tout esprit vulgaire
De nos vers d?daigneux fermant le sanctuaire,
Avertit d?s l’abord quiconque y veut monter
Qu’il faut savoir tout craindre et savoir tout tenter,
Et, recueillant affronts ou gloire sans m?lange,
S’?lever jusqu’au fa?te ou ramper dans la fange.
(Andre Marie de Chenier)
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